Tous les matins je prends mon petit déjeuner en regardant les infos à la télé. Pas trop longtemps parce que rapidement ça pique. Mais mardi dernier, entre deux JT, je tombe sur un spot publicitaire pas comme les autres : « Lou », diffusé depuis le début de cette semaine. La Redoute a selon moi, frappé un grand coup avec son spot.
Pourquoi ?
Je vous livre mon analyse de concepteur-rédacteur dans cet article. Car, oui, il y a eu à un moment donné un copywriter qui est intervenu dans le script de cette publicité. Derrière l’image, un texte, mais surtout une stratégie sous forme de storytelling. Car oui, les marques entament de plus en plus un format narratif. La Redoute a-t-elle réussi son pari ? Décryptons cela !
Le storytelling en vidéo: un format trop peu utilisé
Dans l’intimité d’une vie de famille
C’est bon, vous avez visionné le spot ? Ok, pour le moment restons en surface. Que nous raconte ce spot ? Il met en scène Lou, une pré-adolescente qui vit vraisemblablement en alternance chez son père. Ce dernier vient d’installer sa nouvelle campagne dans l’appartement. Aïe, le courant ne passe pas entre les deux éléments féminins.
Situation assez classique somme toute.
Les tensions du quotidien s’expriment ; visiblement, Lou n’est pas du tout prête à accepter la présence de sa potentielle future belle-mère. Cette dernière paraît pourtant déployer tous les efforts de gentillesse possibles.
Mais à force de petites attentions, les choses semblent s’apaiser. Bien sûr, le moyen de cet apaisement des tensions passe par l’achat de produits de la Redoute livrés à domicile. Les objets cassés sont facilement remplacés, les occasions de faire plaisir trouvent leur produit, et le livreur est sympa !
Finalement, Lou est désormais encline à accueillir sa future belle-mère – euh oui sa grossesse concrétise cette réalité – dans son cœur. Happy end. Le spot se conclut sur ces mots :
On n’a jamais eu autant besoin d’apprendre à vivre ensemble.
La Redoute
À vos côtés depuis des générations.
Notez que le spot démarre sans que l’on sache de quoi il s’agit, de qui il s’agit, que la marque ne parle pas à travers un speaker et que ce texte de fermeture est le seul élément de contenu rédactionnel. Laissons de côté l’interprétation de cet élément plus la suite, voulez-vous ?
Qui dit format long…
Ce qui a également attiré mon attention, c’est la longueur du spot, prévu à l’origine pour le cinéma, mais pas de chance avec ce fichu confinement. Il existe une version courte de 1mn et une longue de 1 mn 30. Mais il était prévu pour durer 3mn au cinéma !
Et du cinéma, nous n’en sommes pas éloignés ici. En effet, aux commandes, Géraldine Nakache, réalisatrice de « Tout ce qui brille » et « J’irai où tu iras » notamment. La Redoute a décidément employé les grands moyens.
Alors qu’un spot tv coûte excessivement cher, la marque a fait le choix d’un long spot. En utilisant ce format de storytelling long (dont la trame se déroule sur plusieurs mois), la marque entre à contre-courant des usages dans son secteur, comme le montrent des statistiques sur la durée moyenne des spots publicitaires pour la télévision. On y apprend « qu’en 2015, la durée moyenne d’un spot publicitaire télévisuel s’élevait à environ 21 secondes. Cette durée est en baisse depuis 2013 et a atteint 20,6 secondes en 2018 ».
Et qui dit long spot, mettant au premier le plan un jeu d’acteurs, réalisé par une illustre professionnelle, dit temps de production assez balèze. D’autant qu’avant de trouver un décor, y placer ses acteurs et de faire tourner les caméras, un assez long travail préparatoire se déroule en agence.
… dit long processus
Tout d’abord, la marque doit dresser un « briefing annonceur » qui détaille précisément le produit, la gamme de produit dont il est question. Pour ce spot, ce n’est pas un produit, mais la marque elle-même, son histoire, ses valeurs. Elle doit également détailler l’objectif marketing qui sous-tend cette commande.
En réponse à ce briefing, l’agence communique à la marque la « copie-stratégie ». C’est là que le Directeur artistique et le concepteur-rédacteur (copywriter) entrent en action. Il peut s’agir là de la même personne. Cette copie sert à valider avec le client (la marque), divers éléments d’approche (ici scénaristiques) tels que le script et la tonalité du message qui sera créé.
Je vous passe les détails de ce processus que vous pourrez retrouver ici si cela vous intéresse. Je me suis arrêté à ce qui pouvait concerner mon métier pour mieux vous livrer l’interprétation que je fais de ce spot, plutôt sur le fond, c’est-à-dire le storytelling qui constitue l’architecture de ce format visuel.
Que nous raconte vraiment cette histoire ?
Une marque historique
En France tout le monde connaît La Redoute, je pense. C’est vraiment une marque historique à l’échelle nationale, une entreprise familiale créée à Roubaix en 1837 ! Mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que La Redoute a revu sa posture stratégique il y a à peine 5 ans.
En effet, elle se positionne désormais sur le créneau des plateformes d’achat en ligne, et plus particulièrement à destination des femmes et de la famille dans sa globalité. Exit les autres cibles. Ce positionnement s’est également resserré autour de la mode et de l’équipement de maison ; ce sont ces types de produits qui sont commandés dans le spot (une lampe, une paire de baskets et une peluche).
Marque en mauvaise santé fin 2013, affichant une dette de 101 123 500 €, avec une perte de chiffre d’affaires de 17,50 % par rapport à 2012, elle a su se réinventer pour demeurer l’une des marques préférées des français, et surtout des familles.
Avec ce spot, elle va rappeler à tout le monde que la marque est toujours présente, et qu’elle répond plus que jamais à l’évolution de nos besoins.
Une famille dans l’air du temps
De quelle famille s’agit-il ici ? Est-ce une famille classique au sens « traditionnel » ? Non, il s’agit d’une famille recomposée. Lou habite vraisemblablement chez son père une semaine sur deux. On sait que ce n’est pas son unique domicile puisque son père a eu le temps d’organiser l’emménagement de sa nouvelle compagne en son absence.
Alors pourquoi raconter une tranche de vie d’une famille recomposée ?
Tout simplement parce La Redoute tient à rester dans l’ère du temps. Et cette nouvelle ère tend à démontrer que les familles recomposées sont de plus en plus nombreuses, comme le révèle cette étude : la proportion des enfants vivant dans une famille recomposée a doublé en 20 ans entre 1990 et 2010, de 5 à 10 %. Le nombre d’enfants concernés est passé de 750 000 à 1,5 million et le nombre de familles de 500 000 à 720 000.
De plus, ce nouveau ménage formé d’un couple mixte, d’un enfant né d’une première union et d’un enfant à naître de cette nouvelle union, s’écarte un peu plus du schéma majoritaire des familles françaises.
La mère de Lou est totalement absente de ce récit, quand on sait que selon cette même étude de l’INSEE, « la moitié des enfants des familles recomposées vivent avec leur mère et son nouveau conjoint, 14 % avec leur père et sa nouvelle conjointe. Un déséquilibre qui résulte du fait que les pères demandent beaucoup plus rarement la garde des enfants que les mères suite à une séparation. »
En racontant le récit d’une famille « atypique », La Redoute veut coller au plus près de l’évolution de la matrice familiale française.
Objectif marketing atteint ?
Les vertus d’une telle vidéo
Je vous le dis d’emblée, j’ai beaucoup aimé ce spot publicitaire.
Il prend son temps, la présence de la marque se fait par petites touches, quelques interjections remplacent de longs discours de vente argumentés, la musique nous embarque…
Pourtant je ne suis pas le cœur de cible et je ne m’identifie aucunement à l’histoire, car je ne suis pas moi-même issu d’une famille recomposée et n’ai jamais vécu ce contexte familial.
Toute marque devrait au moins une fois aborder son storytelling ainsi : de façon presque non-commerciale.
Je l’ai montré aujourd’hui à ma compagne ; le spot l’a émue. Vraiment. Pour le coup, elle a elle-même vécu l’histoire de Lou… Si l’on ajoute à cela le fait qu’elle fait partie du buyer persona de La Redoute, l’objectif marketing est parfaitement rempli auprès d’elle.
Et pour moi qui n’en fais pas partie, je ferai encore pendant quelques temps l’association entre ce spot et la marque. Chose que toutes ne parviennent pas à faire. Vous l’avez sans doute vous-mêmes expérimenté : cet air, ce refrain ou ce slogan qui vous obsède, sans vous rappeler de la marque qui en est ou était l’émettrice.
Petit aparté : La Redoute est aussi très maline de nommer son héroïne « Lou », qui est également le nom d’une de ses collections de lingerie. De quoi nourrir son branding avec des noms qui deviennent familiers pour la clientèle.
Mais évidemment La Redoute n’est pas la première à se lancer dans la diffusion d’un format publicitaire de cette ampleur. Voici d’autres exemples de spots qui ont marqué l’histoire de la publicité audiovisuelle.
Une occasion unique de communiquer des valeurs
Depuis l’avènement des réseaux sociaux et du web 2.0, les pratiques de consommation ont radicalement changé. Le défi des marques est à présent colossal : vendre avec subtilité.
Dans son œuvre « Le storytelling en marketing », Seth Godin nous explique que : « Les consommateurs se rallient en sous-ensembles autour de visions du monde communes. Votre travail consiste à repérer les sous-ensembles méconnus et à formuler une histoire qui collera à leur vision du monde ».
Voilà ce que vient de faire La Redoute, via le travail de son agence qui a bien compris cette nouvelle approche.
Car cette histoire traite de deux sujets de fond :
- S’épanouir dans une famille recomposée
- le vivre-ensemble (rendu plus difficile avec le confinement)
Pourquoi je parle du confinement ici ?
Après tout, il n’en est pas du tout question dans ce spot. À part un élément. La « punchline » de clôture, « On n’a jamais eu autant besoin d’apprendre à vivre ensemble » semble y faire référence explicitement.
À moins que ce message soit plus subliminal : devant un phénomène de ce que certains pourraient qualifier « d’éclatement de la cellule familiale » – familles recomposées, monoparentales ou homoparentales en ligne de mire – la marque répond présente en insufflant un rapport de proximité avec l’apparition de besoins nouveaux.
Je pense pour ma part que ce message de clôture a été actualisé au moment du remontage de la version cinéma à la version télévisée. Car le spot, au vu des moyens mis en œuvre et du temps nécessaire pour leur donner corps, devait forcément avoir été bouclé avant même le confinement. Une sorte d’opportunisme si l’on veut employer un mot fort, ou plutôt d’adaptation à la situation.
Mais peu importe. Rien de bien répréhensible là-dedans.
Revenons à nos moutons.
Une belle-mère peut vouloir se rapprocher de sa belle-fille sans savoir ou pouvoir le faire autrement qu’à l’occasion de petits gestes d’affection, des petits cadeaux. Une jeune fille peut ne pas savoir comment accepter l’arrivée de cette nouvelle mère dans sa vie, ni comment lui exprimer de la gratitude malgré tout. Cette histoire n’est pas juste probable. Ni une fiction.
Cette histoire est nécessairement vraie.
Mais s’agit-il ici d’acheter de l’affection ? Les relations humaines nécessitent-elles parfois de recourir à la consommation, à la facilité, pour s’améliorer ?
La Redoute s’est-elle vautrée en communiquant un message que l’on pourra facilement lui renvoyer en pleine figure, en lui reprochant de susciter notre société à verser un peu plus chaque jour dans le consumérisme?
Je me suis posé la question quelques minutes. Et j’ai envie de répondre non. Pour une raison très simple.
La Redoute est une entreprise de vente par correspondance.
De vente.
La Redoute n’est pas une ONG, une association à but non lucratif. Elle doit remplir des objectifs financiers bien définis. Elle ne fait pas de publicité mensongère, n’émet pas de fausses promesses. Elle remplit sa mission à son échelle. Elle utilise l’émotion pour vendre. Comme tout un chacun qui a quelque chose à vendre désormais.
Elle a seulement compris comment mieux se vendre que la plupart de ses concurrents.
Mission accomplie ?
Je pense que nous serons nombreux à ressentir un effet au visionnage de ce spot commercial. Il sera certainement plaisant pour la plupart d’entre nous. D’autres y verrons à redire et n’adhèrerons jamais au système de valeurs véhiculé par La Redoute, pour des raisons diverses et variées.
Mais elle ne laissera que très peu de gens indifférents, j’en suis presque certain.
Ne serait-ce que par la forme et l’esthétique qu’elle amène, ce nouveau souffle du marketing émotionnel qu’est le storytelling. Alors oui, mission accompli oserai-je dire. Et j’espère avoir accompli la mienne également, en maintenant votre attention jusqu’à ce point.
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